Lettre ouverte au Président de la République

Sur la scolarisation des enfants porteurs de trisomie 21

Lettre ouverte
M. Emmanuel Macron, Président de la République
M. Pap Ndiaye, Ministre de l’Éducation nationale
M. Jean-Christophe Combe, Ministre des Solidarités et du handicap
M. François Braun, Ministre de la Santé

Monsieur le Président,
Messieurs les Ministres,

Alors que se profile à grands pas l’édition 2023 de la Conférence nationale du handicap -rendez-vous prévu tous les trois ans par la loi du 11 février 2005, sous l’autorité du président de la République, « afin de débattre des orientations et des moyens de la politique concernant les personnes handicapées » – et à l’occasion de la Journée mondiale de la trisomie 21 – instaurée par les Nations Unies chaque 21 mars depuis 2011 – nous souhaitons vous interpeller sur la scolarisation des enfants porteurs de trisomie 21 en France.

Première cause de handicap intellectuel d’origine génétique, la trisomie 21 représente en moyenne 500 naissances en France chaque année. Cela fait environ 12 000 enfants trisomiques en âge d’être scolarisés du cycle 1 au cycle 3. Et chaque année, des centaines d’enfants porteurs de trisomie 21 sont exclus de l’école de la République – souvent dès la fin de l’école maternelle – et orienté de force dans des instituts médicaux-éducatifs (IME). De force parce que les parents de ces enfants ont demandé une orientation en classe ULIS qui leur est refusée et qu’ils reçoivent à la place une notification d’orientation en IME qu’ils n’ont jamais sollicitée et dont ils ne veulent pas pour leur enfant.

Nous rappelons que les IME ne sont absolument pas des « écoles spécialisées » comme on voudrait le laisser croire au grand public. Les IME relèvent uniquement du Ministère de la Santé et n’ont pas de réelle ambition pédagogique : en IME, il n’y a aucune obligation d’enseignement, aucun programme scolaire, pas même une co-tutelle du Ministère de l’Education nationale. De nombreux témoignages de familles relatent l’impossibilité d’accès à une salle de classe. Et quand des heures de « cours » y sont dispensées, c’est au mieux 6 heures par semaine et la plupart du temps moins de 3 heures hebdomadaires. Bien insuffisant pour apprendre à lire, écrire, compter, même pour un enfant qui n’aurait aucune difficulté cognitive.

Car le paradoxe est là : supprimer des heures de cours aux enfants qui auraient au contraire besoin d’en avoir davantage pour progresser. En outre, les IME manquent d’enseignants : en 2021, une question écrite du sénateur de l’Ardèche, Mathieu Darnaud, alertait le gouvernement sur la pénurie d’enseignants dans le milieu dit « spécialisé », avec seulement 3500 enseignants intervenant en IME pour près de 70 000 enfants et adolescents tous âges confondus sur l’ensemble du territoire. Des médias s’en sont également fait l’écho, à l’instar de France Info, qui dénombrait la même année 8 enseignants pour 250 enfants et adolescents de 3 à 20 ans placés en IME, ce qui donne 1 enseignant pour 31 élèves en situation de handicap intellectuel, sachant que les besoins d’éducation scolaire et les capacités de l’élève ne sont évidemment pas du tout les mêmes entre un jeune enfant de 6 ans et un grand adolescent de 18 ans et qu’ils ne devraient donc pas cohabiter dans la même classe.

Outre le manque flagrant et scandaleux de scolarisation effective en IME, les instituts médicaux-éducatifs s’illustrent régulièrement par des faits divers sordides de maltraitance ou d’agressions sexuelles infligées aux enfants handicapés qui leur sont confiés… quand il ne s’agit pas de décès d’enfants.

Rien qu’en octobre 2022, on dénombre 3 décès d’enfants handicapés dans des IME en Bretagne : ces drames ne font pas les gros titres du 20h sur une chaîne de télévision nationale, car il ne s’agit « que » d’enfants handicapés : ils sont relégués à la rubrique faits divers des médias locaux… Personne n’accepterait de telles statistiques et une pareille indifférence s’agissant d’enfants scolarisés en milieu « ordinaire ».

Sur le volet des agressions sexuelles, d’autre part, les chiffres publiés en 2020 par le Ministère de l’Intérieur dans son bulletin SSMSI Interstats n°29 sont tristement éloquents : 35 % des viols sur mineurs handicapés sont commis dans les IME et 36 % des agressions sexuelles sur mineurs handicapés, telles que des attouchements, sont commises en IME ! Et ce n’est que la partie émergée de l’iceberg. Quel parent accepterait de faire courir un tel risque à son enfant ?

Le gouvernement a pris la mesure en 2022 du scandale des maltraitances perpétrées en Ehpad sur nos aînés, mais il reste encore totalement silencieux sur les violences physiques, sexuelles et morales subies par les enfants handicapés en IME. Dénoncer la situation dans les Ehpad et en même temps fermer les yeux sur la face cachée des IME n’est pas acceptable. Il faut en finir avec cette omerta. Ce n’est pas l’honneur de la France de laisser persister de telles abominations.

Les IME relèvent d’une vision médicale archaïque du handicap, qui fait des enfants trisomiques, non pas des sujets de droits, mais des objets de soins. Bien loin de l’inclusion, les IME sont des lieux de ségrégation et d’exclusion. Osons le formuler : ils sont le symbole scolaire de la discrimination opérée en France sous prétexte de handicap intellectuel.

A l’heure où « l’Acte 2 » de l’école inclusive doit être annoncé, il serait indécent de priver les enfants porteurs de trisomie 21 d’une aide humaine individuelle à temps complet (une semaine d’école comptant 24 heures de cours, et non pas 6 ou 12), tout comme il serait honteux de les expédier d’office en IME à l’encontre du projet éducatif de leurs parents. L’école est obligatoire et l’éducation est un droit. Être handicapé n’y change rien : un enfant trisomique n’a pas moins de droits qu’un enfant « ordinaire ». Il est aussi capable de progrès et d’apprentissages, comme en témoigne une étude publiée en 2011 dans le Journal of Intellectual Disability Research : avec un accompagnement éducatif adéquat, 70 % des enfants trisomiques âgés de 6 à 10 ans savent lire, plus ou moins bien ; à 20 ans, ils sont 94 %.

Notre système scolaire basé sur des attendus théoriques associés à chaque âge est actuellement mal adapté à des enfants qui apprennent sur le temps long. Ainsi, imposer (par exemple) l’inscription en moyenne section de maternelle au lieu de la petite section au motif que l’enfant est âgé de 4 ans est une aberration en cas de handicap intellectuel. Tout comme il est aberrant d’interdire le redoublement en cas de handicap intellectuel, qui serait profitable aux enfants trisomiques pour rattraper des acquis à leur rythme, qui est plus lent.

Nous proposons donc de décorréler le niveau scolaire de l’âge de l’enfant et d’autoriser le redoublement pour les enfants porteurs de trisomie 21. Nous proposons également que soient rédigés des programmes officiels adaptés, déclinés des programmes scolaires classiques, afin de guider les enseignants dans la mise en œuvre de progressions pédagogiques graduées et centrées sur les compétences élémentaires, faisant appel à des méthodologies éprouvées en contexte de handicap cognitif, comme l’approche ABA ou la pédagogie Montessori. Nous souhaitons aussi que les enseignants et les AESH soient formés au handicap intellectuel, que des guides pédagogiques soient rédigés et mis à leur disposition comme il en existe au Canada ou en Suisse, afin qu’ils ne se sentent pas démunis face à des enfants qui progressent moins vite et différemment.

Nous réclamons, enfin, le droit à l’auto-détermination scolaire et le respect des souhaits d’orientation formulés par les parents d’enfants porteurs de trisomie 21. Qu’aucune instance administrative, du rectorat à la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH), n’impose une orientation en IME quand elle n’a pas été souhaitée. Que des sanctions fermes soient prises à l’encontre des équipes pédagogiques qui useraient de signalements abusifs à l’Aide sociale à l’enfance (ASE) quand les parents d’un enfant handicapé refusent de céder aux pressions à l’éviction scolaire.

Il est dans l’intérêt de tous que les enfants porteurs de trisomie 21 accèdent à une éducation scolaire de qualité : c’est à ce prix qu’ils pourront devenir des adultes plus autonomes et mieux intégrés dans notre société, au lieu de vivre enfermés toute leur existence dans une institution ou exploités en ESAT loin du droit du travail. C’est à ce prix également que leurs camarades de classe acquerront des « soft skills » recherchés par les entreprises et deviendront des adultes chargés d’humanisme.

Les investissement d’aujourd’hui sont des dépenses en moins demain.

L’école inclusive est la clé.

Pour que le handicap intellectuel ne soit plus la dernière frontière de la discrimination dans notre pays.

Monsieur le Président, Gandhi disait : « On mesure la grandeur d’une nation à la façon dont les plus faibles y sont traités ». La France est-elle encore une grande nation si elle sacrifie ses enfants handicapés ? A l’heure du « vivre ensemble », qu’advient-il du « grandir ensemble » ? Où est « l’intérêt supérieur de l’enfant » handicapé quand des calculs comptables à court terme aboutissent à son éviction scolaire et à sa relégation en IME, avec pour seule perspective l’enfermement à vie ? Exclure dès l’école, c’est exclure pour la vie !

Monsieur le Président, la France « patrie des droits de l’Homme » en viendra-t-elle à ségréger et à discriminer ses propres enfants sous prétexte de handicap intellectuel, en les privant de leur droit à recevoir une éducation, et alors même que l’école est obligatoire ? Encore une fois, les IME ne sont pas des écoles.

Monsieur le Président, « Liberté, égalité, fraternité », ce n’est pas priver de liberté une personne handicapée en l’enfermant dans une institution à huit clos, ce n’est pas priver un enfant handicapé de l’égalité des chances en l’excluant de l’école, ce n’est pas brider la fraternité de l’école inclusive par des calculs comptables !

Et pour faire nôtres les mots de Martin Luther King, dans sa lutte contre la ségrégation et la discrimination : « we have a dream ! ». Celui d’une école de la République qui laissera nos enfants handicapés « grandir ensemble » avec les enfants valides, qui aura de l’ambition cognitive pour eux malgré leur trisomie 21, qui saura investir et s’investir pour respecter leurs droits à recevoir une éducation scolaire de qualité : ils ont eux aussi un avenir à préparer, ils sont eux aussi l’avenir de la France !

Dans cet espoir, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, Messieurs les Ministres, l’expression de nos respectueuses salutations.


Le collectif T21 Espoir.

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